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Quand innovation doit rimer avec inclusion… Ou quand Rabelais a encore eu raison!

Cas d’étude : la tentative de développement du projet d’îles flottantes en Polynésie française

Certaines informations ne seront pas diffusées dans cet article ou uniquement vaguement mentionnée du fait du devoir moral (mais non contractuel) de confidentialité qui nous lie à l’organisation

“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme” nous disait Rabelais dans son ouvrage Pantagruel au 16ème siècle. Bien avant l’ère de l’innovation technologique effrénée de notre siècle, ce fameux auteur de la littérature française nous mettait en garde contre une science, un savoir (et par extension un développement technologique) sans impératif moral, sans raison d’être autre que le profit ou le progrès comme valeur mathématique.


Son injonction peut donc être formulée : pour devenir sage, sachez que vous sachez.

Au fil du blog Pacific Ventury, nous avons eu plusieurs fois à vous proposer des éléments de réflexion sur l’innovation, le progrès, l’intelligence artificielle… autant d’élément nous faisant avant tout réfléchir sur nos actions et visions en tant qu’humain que sur le rôle de la technologie dans nos vies quotidiennes.


Et dans le cadre de cette réflexion nécessaire en cette époque où la technologie avance parfois plus vite que la capacité de l’esprit humain et de notre intelligence sociale collective ne peut l’intégrer dans le quotidien, un cas d’étude local vient nous éclairer sur cette problématique “pantagruélique”!


En 2017, j’étais contacté par le Seasteading Institute dans le cadre d’un projet qu’il envisageait de mener en Polynésie française. Ce contact s’est fait grâce au représentant local du Seasteading que je connais et avec qui j’ai le plaisir d’échanger régulièrement et de collaborer depuis 2013.


L’objet de ce contact était d’avoir une approche et une évaluation synthétique des institutions locales, des processus législatifs et globalement de l’environnement socio-institutionnel en Polynésie française (ayant moi-même navigué pendant plusieurs années dans l’environnement institutionnel local).


Avant d’aller plus loin, il est important de bien comprendre ce qu’est le Seasteading Institute et d’où il vient. Cette fondation (à but non lucratif) a été créée en 2008 par deux individus: Patri Friedman (petit-fils du Prix Nobel d’économie d’origine américaine Milton Friedman) et Peter Thiel (PDG et investisseur milliardaire de la Silicon Valley).


L’objectif de cette fondation est d’apporter une “sensibilité de startups au problème des monopoles gouvernementaux qui n'innovent pas suffisamment. Les systèmes politiques obsolètes conçus au cours des siècles précédents sont mal équipés pour libérer les énormes possibilités offertes par l'innovation du XXIe siècle. Les Seasteaders envisagent l’émergence de start-ups de gouvernance, de nombreux petits groupes testant des idées novatrices alors qu’ils sont en concurrence pour mieux répondre aux besoins de leurs résidents.


Actuellement, il est très difficile d'expérimenter des systèmes sociaux alternatifs à petite échelle. Les pays sont tellement énormes qu’il est difficile pour un individu de faire une grande différence. Le monde a besoin d'un endroit où ceux qui souhaitent expérimenter en construisant de nouvelles sociétés peuvent aller tester leurs idées. Toutes les terres sur Terre sont déjà revendiquées, faisant des océans la prochaine frontière de l’humanité.” (Retrouvez ces éléments sur le site de la fondation).

Cet objectif est influencé par la philosophie portée par les fondateurs du projet et nombre de membres de cette organisation : le Libertarianisme.


Nous ne nous étendrons pas sur le contenu de cette doctrine socio-économique mais nous retiendrons que, bien que les racines du mouvement se retrouvent parmi des penseurs européens du XVIII et du XIXème siècle, l’idéologie libertarienne est principalement aujourd’hui portée et diffusée depuis les Etats-Unis et est fortement imprégnée de la situation et de l’organisation sociale actuelle des Etats-Unis, notamment héritée des années Reagan.


L’influence de cette idéologie est clairement visible sur le site de la fondation lorsque la présentation fait mention de qui sont les membres de cette fondation et ce qu’ils envisagent de faire : “Nous sommes des idéalistes chevronnés, qualifiés et pragmatiques, qui prévoyons d'appliquer des principes économiques stricts et durs, des principes d'évolution et une grande connaissance du monde des affaires afin de créer les Premières nations qui n'agresseront aucun peuple.” Trois éléments : principes économiques durs, science de l’évolution (ou ce que certains qualifieraient de Darwinisme social).


Il ne s’agit pas ici de juger la valeur de cette idéologie mais de bien faire comprendre à nos lecteurs le caractère fortement contextuel de cette idéologie dans le cadre des membres de cette fondation

Il ne s’agit pas ici de juger la valeur de cette idéologie mais de bien faire comprendre à nos lecteurs le caractère fortement contextuel de cette idéologie dans le cadre des membres de cette fondation, beaucoup d’entre eux étant des personnes socialement aisées (voire privilégiées), baignées dans l’environnement de la Silicon Valley, fortement imprégnée de croyance féroce en l’utilité sociale de la technologie mais aussi très impacté par un environnement fortement concurrentiel où l’argent est l’élément décisionnaire majeur et où la liberté individuelle (l’esprit de conquête pionnier) est portée au parangon du modèle social contrairement à d’autres modèles (plus européens) où la solidarité sociale est un élément important de l’organisation institutionnelle.


Fort de leur projet de créer des espaces d’habitations hors de toute juridiction étatique dans un esprit d’économie libérale, la fondation s’est mis à la recherche d’un site pour établir leur prototype, définir les outils technologiques nécessaires et démarrer la mise en oeuvre de leur idée.


Dans ce cadre, l’idée de s’installer en Polynésie française a été retenue par la fondation qui y a vu plusieurs avantages en terme d’espace maritime disponible, de localisation géographique, d’infrastructures existantes…


C’est donc suite à cela que j’ai été contacté par l’organisation. A cette époque, en avril 2017, j’avais été amené à porter à l’attention de l’organisation la nécessité de bien comprendre le contexte socio-économique et culturel local pour une installation réussie : la Polynésie française a ses spécificités et il ne saurait être envisagé de s’y installer avec un modèle pré-défini, sans chercher à connaître, comprendre ET accepter le contexte local.


Un élément qui fut notamment problématique, fut le risque identifié de réaction des organisations syndicales locales dans le cas où la fondation solliciterait du gouvernement local des facilités, dérogations voire exemptions au Code du travail local.


Pour les membres de la fondation, issus d’une culture américaine où les syndicats sont vus très négativement, et influencés par une image pré-définie du contexte social français (qui influe nécessairement le droit du travail local compte tenu du statut légal de la Polynésie française), cette nouvelle n’était pas vue positivement.


Mais, acceptant la nature du contexte local, la fondation a décidé de poursuivre son implantation, comptant sur une collaboration du gouvernement.


Au fil des mois, l’organisation a mis en place à Tahiti le 1er “Seasteading Gathering” qui eu lieu au mois de mai 2017 à l’hôtel Méridien.


Lors de cet évènement, il m’avait été demandé d’intervenir en tant que conférencier sur la thématique, justement, du régime juridique applicable dans le cadre du développement de ce nouvel “objet juridique non identifié” auquel la législation locale devait donner une existence et un cadre.


A l’occasion de cette présentation, et au-delà de l’aspect purement juridique/légal du problème, je pris l’occasion de rappeler les éléments de base liés à un projet aussi innovant : “Compte tenu de la nouveauté technologique et du potentiel de développement du projet, je suis convaincu que de disposer d’une base minimale de contrôles et d’obligations légales garantissant un niveau suffisant de sécurité, de garanties sociales et environnementales, un encadrement fiscal sera un atout majeur pour assurer la pérennité du projet.” Il me paraissait important de souligner que, au-delà de la fondation idéologique forte du projet, il importait de se rappeler que “de participer à la réponse aux challenges actuels de l’humanité. Il convient donc qu’elles soient conformes à des standards correspondants aux objectifs humanistes et futuristes qu’elles souhaitent challenger.” En l’occurence, il s’agissait de passer le message que “il convient dès le démarrage d’engager ces îles flottantes dans une approche éthique et orientée vers le développement humain et non la recherche d’un intérêt purement financier. (…) L’innovation, pour la Polynésie française comme pour le monde sera ici de porter un projet positif et porteur dans un cadre juridique constructif, clair, transparent et dynamique au bénéfice de tous.

L’innovation, pour la Polynésie française comme pour le monde sera ici de porter un projet positif et porteur dans un cadre juridique constructif, clair, transparent et dynamique au bénéfice de tous.

Dans la foulée de cette conférence, le projet a pris de l’ampleur et le travail concret de mise en oeuvre à eu lieu.


Mais en parallèle, de nombreuses discussions et situations sont venues poser la question de savoir si l’équipe de base du projet avait bien compris la nécessité de s’intégrer dans l’environnement social, économique, institutionnel et culturel de la Polynésie française. Et je parle ici pas uniquement de participer à des ateliers de découverte de la culture… Mais bien de comprendre et d’intégrer dans le fonctionnement des groupes de travail l’élément local.

A l’époque, les équipes de volontaires qui souhaitaient s’investir dans le projet collaboraient au travers de l’application “Basecamp” de gestion de projet. Assez rapidement, au fil des échanges, il est apparu que le projet était toujours fortement porté et influencé par la même idéologie qui l’avait vu naître et que les potentiels futurs occupants de ces îles flottantes prévoyaient avant tout de bénéficier d’une oasis de liberté sans véritablement intégrer la population locale ou lui faire bénéficier, autrement que par la traditionnelle (et aujourd’hui reconnue comme peu efficace) capillarité. A telle enseigne que certains éléments complètement étrangers à la culture locale (comme la question du port d’arme au quotidien) sont devenus des éléments de la conversation.


De ces échanges, les membres locaux du projet ont commencé à s’écarter petit à petit du projet. Le membre local de l’organisation (devenue depuis Blue Frontiers, une société à but lucratif) a taché régulièrement de ramener la conversation sur le coeur du projet : l’élément technologique tout en sensibilisant le reste du conseil d’administration sur la nécessité de la compréhension et de l’intégration de l’élément culturel.


Bien des choses auraient pu être envisagées dans ce cadre

Bien des choses auraient pu être envisagées dans ce cadre : partenariat avec la mairie sur le territoire de laquelle le projet s’implanterait pour lui transférer les outils de nouvelle gouvernance gratuitement, monter un partenariat avec les pêcheurs locaux pour établir une base de pêche sur l’île, établir un centre de recherche et de formation pour former des ingénieurs locaux… Autant d’idées poussées par le membre local du Conseil d’administration de la société Blue Frontiers mais constamment rejetées par les autres membres qui se focalisaient sur les attentes des investisseurs et sur la nature idéologique du projet.


Au fil des mois, alors que le projet commençaient à devenir réalité et que la population a commencé à prendre conscience de l’imminence du projet sans en avoir les retombées réelles, une réaction de rejet a commencé à se fare sentir : pétition en ligne, déformation des faits sur les réseaux sociaux…


Malheureusement pour le projet, ce rejet populaire est arrivé quelques temps avant les élections territoriales, alors que la société Blue Frontiers espérait que le gouvernement (alors soutenant officiellement le projet) passe les différents instruments légaux lui accordant les bénéfices espérés. Dès lors, en toute logique politicienne, ce projet est devenu l’enjeu du débat politique et a été caricaturé pour mieux servir les intérêts des uns et des autres.

Petit à petit, à l’issue des élections, le projet s’est fait de plus en plus silencieux jusqu’en Mai 2018 où la presse locale s’est faite l’écho du départ annoncé du projet vers des eaux moins houleuses et des ports plus “ouverts” juridiquement parlant.


Aujourd’hui, la fondation Seasteading poursuit sont développement en Thaïlande.


Que retirer de cette expérience?


Le projet Seasteading, qu’il aboutisse ou non, est porteur bien évidemment de nombreuses sources potentiels d’innovations technologiques qui pourraient s’avérer être des outils bénéfiques pour toute communauté.

Mais comme tout outil, il est nécessaire que cet outil soit utilisé conformément à l’état d’esprit, aux attentes et aux traditions locales. Il suffit de voir comment d’autres outils ont été ravageurs lorsqu’implantés sans adaptation dans des cultures qui avaient des valeurs ou des habitudes différentes de celles ayant initié ces outils.

Mais comme tout outil, il est nécessaire que cet outil soit utilisé conformément à l’état d’esprit, aux attentes et aux traditions locales. Il suffit de voir comment d’autres outils (technologiques comme les armes à feux, socio-économiques comme l’économie de marché…) ont été ravageurs lorsqu’implantés sans adaptation dans des cultures qui avaient des valeurs ou des habitudes différentes de celles ayant initié ces outils.


En l’état, la culture et la société polynésienne paraissaient en effet des hôtes pertinents pour un tel projet. L’histoire de la Polynésie est celle d’un peuple de navigateurs, vivant sur des îles (naturelles celles-ci) depuis des générations et ayant bien compris les enjeux de l’insularité. Et donc ayant développé les habitudes et comportement sociaux cohérents.

Si le projet Seasteading s’était intéressé à ces éléments de la culture locale, ils y auraient trouvé nombres de solutions utiles au développement de leur projet.


Malheureusement, ils ont choisi de venir imposer une vision et une idéologie étrangère dont les valeurs et fondements (liberté individuelle extrême, influence ultime de l’argent…) étaient clairement à l’opposé des valeurs et fondements de la société polynésienne (solidarité familiale, respect de l’environnement et des traditions…). Le conflit était inévitable!

Ce cas d’étude nous permet de bien nous rappeler en quoi l’innovation se doit de se reconnecter avec les éléments fondamentaux de l’être humain : cultures, valeurs, traditions, liens sociaux…


Il ne s’agit pas d’innover pour innover et d’espérer ensuite d’imposer un outil à l’ensemble de l’humanité. Il s’agit de réfléchir à des solutions adaptées à chaque espace social et culturel pour que l’outil soit au service de la population et non que l’outil impose à la population des habitudes et modes de vie inadaptés à qui ils sont.


A l’heure où l’on nous prédit des machines intelligentes qui remplaceront nombre de nos emplois, est-ce que l’on se pose la question de l’impact culturel de ces progrès? A l’heure d’une communication instantanée et sans filtre réel, mesure-t-on leur impact sur des sociétés normalement insulaires ou la rétention de l’information est parfois le meilleur moyen de garantir la survie?


Autant d’éléments qui doivent nécessiter pour les entités en recherche de développer la prochaine innovation:

  • De s’intéresser à l’environnement dans lequel ils évoluent ou souhaitent évoluer,

  • De faire appel aux professionnels des sciences sociales pour les aider à comprendre quel sera l’impact de leur création,

  • De ne jamais oublier de cadrer leur innovation dans des valeurs et un espace éthique clair pour garantir que la science ne sera pas sans conscience…

Les îles flottantes auraient pu être une belle opportunité d’une innovation inclusive, établie en coopération avec la population locale et dans l’optique d’aider à régler les challenges de toute l’humanité (changement climatique, pauvreté globale) pas uniquement pour aider quelques privilégiés à s’évader des problèmes de la grande majorité.


Et dans cette histoire, ce n’est pas nécessairement celui/celle que l’on croit qui a perdu gros dans cette affaire (la Polynésie française), mais peut-être celui/celle/ceux qui pensent avoir trouvé un espace plus accueillant à court terme mais qui ont manqué une opportunité de donner à leur idée un avenir global et pertinent.


5 siècles après nous avoir mis en garde, Rabelais se rappelle à nous jusque dans les eaux turquoises du Pacifique pour nous inviter à réfléchir au Futur que nous voulons et non pas à celui que l’ogre de la technologie uniforme veut nous imposer…

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